Why Patterns ?
collaboration Ensemble Utopik
Shadow, from inner to outer Shadow
Une création avec l’Ensemble Utopik
Artistes :
Lucia Gervasoni, création chorégraphique
Ollivier Moreels, création video
Direction musicale :
Bruno Lemaitre, percussions
Ludovic Frochot, piano
Why Patterns ?
Morton Feldman
Flûte, piano, percussions (Glockenspiel)
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Morton Feldman (1926-1987) est, peut-être avec Edgar Varèse et John Cage, le compositeur du XXème siècle qui s’est le plus démarqué de la tradition musicale européenne. Ses rapports au son, au temps et à l’espace s’opposent à l’héritage des systèmes musicaux issus du XIXème siècle, fondés sur des approches systémiques et discursives. Se distinguant ainsi de l’art du développement né de la tradition allemande, qui structure le temps musical de façon dialectique, Feldman affirme au contraire une « volonté consciente de formaliser une désorientation de la mémoire » réfutant ainsi le système d’écriture basé sur la variation cher à Beethoven, Brahms ou Schönberg. La seule filiation que le compositeur admet, mais pour s’en éloigner aussitôt, est celle de Webern, non pas pour ses principes sériels auxquels il s’oppose totalement, mais au contraire pour son « esprit » : le silence, l’absence de distinction entre le vertical et l’horizontal, la multiplication des interruptions et des passages en miroir, les déplacements irréguliers du rythme et de la distribution des sons, la prévalence du motif (Pattern). Pour Feldman, la perfection structurelle générée par un système, sériel ou non, est une illusion car, selon lui, ses principes logiques de ne suffisent pas selon lui pour établir la validité d’une assertion musicale. Feldman déclare ainsi : « je suis toujours d’avis que les sons sont destinés à respirer... et non pas à être mis au service d’une idée » et il ajoute « Ce avec quoi, nous en tant que compositeurs, avons réellement à oeuvrer, c’est le temps et le son — parfois je ne suis même pas sûr pour le son ».
Libéré de ces contraintes, le compositeur ouvre une autre voie, celle de l’exploration du silence, des dynamiques extrêmement ténues, créant une grande tension pour l’instrumentiste et une forte attention pour l’auditeur, le gel du temps par la répétition infinie de motifs subtilement différents. Feldman se rapproche ainsi des conceptions assumées par les peintres de son époque. À propos des oeuvres de Mark Rothko (1903-1970), Feldman déclarait « c’est gelé, en même temps ça vibre ». Le temps et l’espace chez Feldman font partie intégrante de la tension musicale et sont étroitement enchevêtrés à l’image des oeuvres de Jackson Pollock (1912-1956), avec ses lignes entremêlées projetées sur le canevas posé à même le sol. Plus profondément, la mise à distance des principes musicaux historiques révèle une prise de position forte d’un point de vue philosophique : celle de la tradition juive dont la sensibilité au monde privilégie l’ouvert, l’inachevé, le partiel, l’indécis. Ce questionnement du sens de notre rapport au monde résonne aujourd’hui avec une pertinence renouvelée. L’expérience du confinement nous a imposé ce pas de côté, nous permettant d’entrevoir cette vibration lorsque tout s’est gelé. Le bruit du monde a laissé la place au silence et à une autre perception du temps ouvrant la possibilité d’une réflexion sur nos modes de vie accélérés, sur la pertinence d’une sensibilité au monde vécue seulement à travers le prisme de la raison technologique.
Le titre, « Shadow, from inner to outer shadow », est extrait du premier vers du poème « Neither » de Samuel Becket, écrit pour servir de livret à l’opéra de Morton Feldman « Neither ». Le jeu de symétrie de son énoncé, l’évocation de l’interaction du geste et de la lumière et le mouvement qu’il projette entre l’intérieur et l’ouvert, dessinent un cadre poétique. Le spectacle tisse à travers l’espace de la scène un entrelacs de configurations échappant volontairement à toute construction formelle, niant toute idée de développement ou d’aboutissement. L’interaction constamment mais imperceptiblement variée entre la musique, la vidéo et la danse, crée l’abime nécessaire pour induire cette désorientation chère à Feldman et déploie un espace et un temps infiniment étirés, laissant la place à l’ouvert, à l’indécis, au partiel et à l’inachevé. Un mouvement dans l’inertie qui joue avec la résonance du son, du geste et de l’image...