Les films de Jean-Louis
Repérages #7
Repérages #7
Le 30 septembre Jean-Louis, Douce et moi approchons de la Tour de la Pierre à l’Oeil de Paimboeuf, elle fut construite en 1870, à l’extrémité d’un môle qui la reliait avec la terre ferme. La tour renferme sans doute un dragon noir ailé prisonnier de la fée Serpentine, avatar de Douce ?
Car Douce existe, elle est en train d’exister. Les personnages de fiction ont un statut ontologique particulier, à cheval entre deux mondes. En un sens, ils n’existent pas, puisqu’ils sont fictifs. En un autre sens, toutefois, ils existent tout autant que la fiction qui les abrite. Ainsi peut-on dire de Douce qu’elle n’existe pas (encore), puisque c’est un personnage de fiction, mais aussi que ce personnage de fiction existe !
Il y a là une sorte de paradoxe, dont la résolution impose de bien distinguer deux choses : le personnage de chair et d’os qui n’existerait pas et l’artéfact culturel (pris chez Dostoïevski) qui, lui, existe bel et bien. Tout le problème vient du fait que cette distinction est difficile à maintenir, car on ne peut séparer mentalement l’artéfact culturel du personnage de chair et d’os que la fiction décrit. Il y a là, sur le plan cognitif, une seule et même structure conceptuelle biface dont l’analyse sera l’objet et le prétexte du film. Film évolutif et participatif puisque la trame est venue se monter lentement, progressivement lors de promenades et s’est enrichie tout autant progressivement par les rencontres consécutives à ces promenades. Plusieurs personnages de fiction et de chair gravitent maintenant autour de Douce et attendent leur entrée en scène au bord d’un monde pas encore déplié. Certains personnages réels ou fictifs semblent sortir tout droit de la célèbre « Nef des fous » de Sébastien Brant, publiée à Bâle en 1494. Pour Brant, les hommes sont des fous qui, embarqués dans leur voyage plus ou moins démentiel, courent vers leur probable condamnation. La Nef est alors illustrée par le jeune Dürer, ce qui ne contribue pas peu à sa célébrité. Ce qui en fait un livre qui reste toujours d’actualité.
Par ailleurs la lecture « alchimique » de la tour de la Pierre à l’œil nous rapproche quelque peu du « Songe de Poliphile », qui offre le modèle d’un jardin initiatique semé de grottes, de fontaines, de décors sous forme de vestiges architecturaux dont chaque étape marque un stade nouveau dans les révélations progressives des secrets du grand œuvre.
Douce sort des roseaux, elle vient des roseaux, de l’instant miraculeux et blanc où elle se détache des roseaux en douceur. Elle vient d’un labyrinthe où il y aurait peut-être caché un trésor, ou autre chose ? Elle est silencieuse les oiseaux ne la fuient pas, ils la connaissent. Au creux des roseaux rôde pourtant un ours, un homme à tête d’ours, un fou qui se vit comme figure de destin. Un récit muet et qui respire. Une science subtile de la présence montrée cachée en suspens.
Un jour ils se croiseront, elle aura peur, il lui dira des mots énigmatiques, il ne lui fera aucun mal. Les roseaux sont légers. Une autre fois c’est dans un chemin bordé d’herbes de la Pampa géantes qu’elle se promènera comme dans un tableau, comme une petite sœur du loup des steppes.
La tour de la pierre à l’œil demeure fermée, mystérieuse jusque dans son nom. Est-ce que cela s’ouvre, est-ce le lieu ? Qu’à cela ne tienne, Douce sait qu’elle saura un jour à quoi tout cela se rattache. La lisière du bois de pins, ils sont tordus par le vent mais libres et fiers, elle déambule à l’aise avec ses souliers plats sur les aiguilles séchées.
Un chemin de la rive, au tracé hasardeux, sable et coquillages épars, blancs, pilés par les promeneurs. Elle s’assoit sur un banc, une petite fille lui offre une fleur, elles devisent sans bruit en toute complicité. Elles habitent un monde où les châteaux de l’enfance et les fééries sont encore possibles. Douce songe, devine autre chose, au sol que les racines et les coquillages, elle observe et rallume des bribes de lectures et de musique.
La promenade sous l’écoulement des branches en veilleuse, encore frémissantes de mystère. Elles regardent, détendues, les passants : les nains farceurs comme les géants hallucinés. Des phrases peuvent s’inscrire sur une banderole vierge ; silence blanc, intérieur, vers d’autres clartés en offrande. Plus tard devant la grande tour aux oiseaux noirs elle hésitera, attirée par le romantisme du lieu elle craindra de se retrouver une nouvelle fois en présence de l’homme à la tête d’ours. Hantise, frayeur, attente. Un lièvre passe par là prévenant la sorcière, « le sceau de Dieu blêmit les fenêtres » (Arthur Rimbaud)
Douce ne revient pas sur ses pas, elle avance comme si elle naissait à chaque paysage, à chaque poème rencontré, traversé, elle devient apparition, épiphanie, princesse médiévale ou clone futuriste, elle devient elle-même.