Kerminy

une utopie concrète

Un mini récit imaginé et tourné pendant une semaine de résidence avec la journaliste Adeline Champ, sur une rencontre avec un lieu étonnant et préservé en sud Finistère, avec les artistes habitant.es qui y séjournaient en cette fin de mois d’août 2023 : Mimi Allin, François Chemin, Adeline Champ, Fanny et Isaac, FLUXON, Dominique Leroy, Anthony Menot, Charlotte Moreels Champ, Marina Pirot, Jean-François Rollez, Lucille Rieux et la boulangerie des Engrainées, les ânes Capris et Riley, Les animaux, les végétaux et les pierres de Kerminy.

Apprendre à vivre en collectif dans un château n’est pas simple, mais rarement cette expérience fut aussi jouissive : cueillir les légumes pour se nourrir, enregistrer les sons du parquet qui grince, donner à manger aux poules, écouter le vol des abeilles autour des ruches, filmer le soleil qui se lève dans la brume matinale, être réveillé par les odeurs du pain, marcher dans une allée d’arbres géants, écouter le son que produit la lumière dans une chapelle, appréhender les toilettes sèches, parler avec les moutons et enregistrer le bruit de leurs mastications, éprouver de l’empathie pour un âne qui voit partir son compagnon, cuisiner des légumes frais et parler de nos recherches artistiques en même temps, s’éclairer sous la lune avec une lampe fabriquée par Jean-François, le vent dans les séquoias qui encadre la chapelle, le vol des noctules dans le grenier...

Film 1080p 32min.
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Interview de Marina Pirot et Dominique Leroy réalisé par Adeline Champ

Est-ce que je peux vous demander de vous présenter ?

_Marina Pirot, je suis artiste somatique, je fais des pratiques corporelles en lien avec la poésie et l’écologie du lieu de Kerminy et aussi une pratique de paysage qui est le maraîchage.

_Dominique Leroy, à l’origine je suis artiste sonore, entre la sculpture et la musique, à Kerminy je développe une pratique qui s’appelle la sonomatique avec Marina, une pratique d’écoute de la nature, je m’intéresse à l’écologie sonore du lieu et je propose différentes expériences comme des installations, des expériences artistiques dans le paysage.


Où est-ce que nous sommes ?

_Ici on est Sud Finistère au sud de Quimper et pas très loin de Concarneau. C’est un lieu patrimonial « Kerminy » signifie « maison des moines », c’est anciennement la seigneurie de Kerminy, un ancien château était installé ici et sans doute dans des temps plus anciens, un monastère ou un ermitage de religieux, on pense que c’était un ordre de moines hospitaliers qui était basé sur le lieu.

Marina si je te pose la même question, où est-ce qu’on est là ?

_Là maintenant on est sur la terrasse de Kerminy donc à l’ouest d’un ancien château de la seigneurie, sur l’espace extérieur qui est un grand jardin sur lequel on a positionné des tables de repas de partage. Pendant la saison d’été ce jardin fait partie intégrante d’un grand arboretum, les douze hectares et demi en question sont plantés de séquoias, de cèdres, d’espèces exotiques de grands spécimens car nous sommes dans un ancien parc botanique qui abrite des plantations faites dans les années 1850 1870 ramenées par un ancêtre du lieu qui était en américaniste botaniste. Le lieu borde une grande forêt de 35 hectares avec plein d’espèces exotiques. Il y a également un bois des fontaines juste derrière nous, qui abrite aussi une fontaine et un lavoir, les prémices du lieu de Kerminy.


Que se passe t-il à Kerminy ?

_C’est un lieu qui fait 12 hectares et demi, plusieurs structures associatives habitent le lieu.
Open est l’association des artistes en résidence qui viennent séjourner ici pour des périodes de travail qui vont de quelques jours à un mois. Cela fonctionne en autogestion, en autonomie sans appel à projet, sans candidature, les artistes viennent réserver un temps de travail ici. Il y a une autre structure qui est notre duo artistique avec Dominique qui est l’association N. La lettre de l’alphabet comme le N de Nomade, elle héberge nos pratiques sonomatiques et aussi notre projet qu’on appelle Cyclo-Farm qui est notre projet artistique de maraîchage. Donc le sous-titre du lieu c’est un lieu d’agriculture en art. Comme on parle de recherche en art, on propose de mailler les pratiques artistiques à l’agriculture et c’est notre objet de travail au quotidien. On a d’autres structures comme l’association Ecosoma pour les pratiques éco-somatiques et de danse corporelles à Kerminy qui accueille les artistes qui veulent réserver les espaces de danse prévu ici. Une autre structure qui s’appelle Mini Hack sur des projets d’installations numériques d’électroniques et d’informatiques toujours sur le spectre du logiciel libre et de l’autonomie.

Le festival Fluxon, exemple de projet à Kerminy

_Et après toutes ces différentes entités organisent des événements. Comme par exemple le festival Fluxon, qui se déroule plutôt en juillet, c’est une rencontre sur les pratiques sonores de lutherie expérimentale et la musique de paysages. C’est un temps d’échanges pour des professionnels ou des gens qui sont en parcours de formation, qui peuvent venir d’école des Beaux-Arts et du milieu de la recherche en art et science qui se rencontrent ici pour échanger sur leurs pratiques, sur la théorie des projets qu’ils développent. Ça dure quinze jours et c’est l’occasion de tester aussi des formes collectives, ça s’invente et c’est complètement improvisé au jour le jour. C’est une rencontre qui est propice à expérimenter des choses dans le paysage de Kerminy mais aussi dans des salles dédiées. C’est aussi expérimenter des formes de partage comme la radio, le streaming internet, etc... Donc il y a un partage qui peut aussi se faire au delà du bâtiment par le biais de la radio, on a développé une petite radio FM qui diffuse uniquement à 1 km à la ronde, on expérimente des formes de diffusion à l’intérieur du domaine par les ondes radios.

Après il y a une myriade de projets qui se sont développés ici, comme le projet qu’on a initié cette année qui s’appelle Park, c’est un parcours d’installations sonores et d’expériences somatiques sur Kerminy, un parcours permanent d’installations et de performances dans le paysage, de juin à octobre sur une durée de six mois.

Ici le collectif a tout son sens ?

_Ici depuis trois ans on doit avoir un millier d’artistes qui sont venus travailler ici. Donc il y a plein de manières de venir à Kerminy, soit en passage éclair où les gens viennent travailler deux, trois jours en repérage sur quelques journées. Nous sommes encore dans la phase de découverte du lieu donc beaucoup d’artistes viennent découvrir le lieu pour voir comment c’est, comment on peut y travailler et on a des artistes qui reviennent en groupe sur des périodes plus importantes. Ils peuvent se concentrer sur leurs créations et leurs travaux artistiques. Cette utilisation du lieu à deux vitesses permet à chacun de se projeter et de s’impliquer un peu plus dans l’autogestion du lieu.

_C’est une notion de collectif à géométrie variable en quelque sorte puisque l’ADN du projet, notamment de la résidence d’artistes c’est l’autonomie et l’autogestion. Donc on est souvent accueilli quand on arrive par d’autres artistes en résidence qui prennent l’initiative de montrer le lieu, le fonctionnement. C’est un collectif qui s’invente dans les usages et dans le quotidien, c’est assez fin comme manière d’être collectif, c’est un peu la différence entre résider et habiter sans doute. C’est à dire comment on peut résider en collectif en étant un peu de passage ou même nous on se sent, en tout cas moi, je me sens comme une gardienne du lieu, passagère et le collectif est modulable. En fait, il s’agit plutôt de prendre soin d’un lieu un peu impressionnant, très sollicitant parce que il y a plein de choses à faire. Ça pousse de partout, il faut soigner les pierres, il faut réparer les toitures toute l’année, donc c’est aussi prendre part aux petites règles du jeu qui sont mises en place pour que le collectif fonctionne. Il y a par exemple une clean party tous les vendredis matin avec un tableau des tâches où on va s’inscrire, les toilettes sèches, l’aspirateur du grenier et on sait que quelqu’un d’autre est sur une autre tâche au tableau. C’est un moment collectif très concret d’une heure et demie ou tout le monde prend soin d’un même espace ensemble avec une responsabilité individuelle, et collective justement.

Les tentatives avortées
Comment avez-vous découvert ce lieu ?

_C’est un processus en fait de création, nous sommes passé par plein de phases, Marina et moi, avec pour objectif de mieux définir ce qu’on avait envie de faire. Aller découvrir d’autres lieux, par exemple, on est allé en résidence à PAF, ça veut dire Performing Arts Forum dans l’Est. Donc c’est un gros lieu de résidence internationale qui est six fois plus gros que Kerminy, un ancien couvent du côté de Reims. Et on a observé comment ça fonctionnait Etc. On s’est inspiré un petit peu de ce lieu là.

On s’est aussi inspiré d’un autre lieu où nous sommes allés en résidence en Californie. Un lieu qui s’appelle Gospel Flat Farm, où un un jeune artiste agriculteur à récupérer la ferme de ses parents pour y développer un projet un peu hybride de culture de maraîchage pour nourrir la communauté de Bolinas, c’est un village au nord de San Francisco et en mêlant sa pratique artistique en hybridant son art avec sa pratique nourricière. Dans cette ferme il a développé une galerie d’art incluant des événements, un shop de légumes dans une annexe de la galerie d’art en fait ou l’inverse, la galerie est une annexe du shop en fait. Cette forme de lieu culturel nous a intéressé et donc Kerminy c’est un petit peu un assemblage de ces inspirations.

On a trouvé Kerminy après ce processus qui s’est mis en place doucement. On a failli acquérir d’autres lieux mais pas au même endroit. Donc pas mal d’échecs successifs pour arriver là, pendant deux trois ans on a cherché et testé, c’est le quatrième projet, les autres n’ont pas fonctionné.

_Il y a eu des projets avec d’autres collectifs où nous étions les artistes du groupe, des projets où nous étions plutôt à l’initiative avec des personnes autour de nous. Et puis un moment donné le noyau c’est restreint et on est parti sur une dimension familiale avec des membres de la famille de Dominique qui se sont joints à nous pour acquérir ce lieu, un lieu. Et tout à coup la dimension patrimoniale est aussi apparue grâce à ton frère architecte qui s’est joint à nous. Il a émis le souhait de pouvoir développer une pratique architecturale à l’aire écologique, quelle forme cela pourrait prendre ? Et donc c’est lui qui a trouvé ce dernier lieu après nos pérégrinations et nos échecs précédents.

Tous les deux et tous les deux avec le lieu ?

_Je pense que ça vient d’une grande clarté de départ et d’un projet artistique agricole qui a vraiment débuter ensemble. On a commencé par chercher des terres agricoles avec un espace constructible et accueillant pour nous, avec des serres, pour être augmenté sur des rencontres estivales avec d’autres artistes comme on l’a fait auparavant dans nos vies artistiques respectives. Petit à petit le lieu a pris de l’ampleur au fur et à mesure de nos recherches, effectivement on peut parler d’alchimie parce qu’il comporte tous les ingrédients pour être accueillant, il y a l’infrastructure avec beaucoup de chambres et des espaces de travail pour accueillir des artistes en résidence, pas que ponctuellement mais aussi au long cours, donc ça va encore plus loin que ce qu’on avait imaginé. C’est un lieu bordé de terrains, de terres agricoles, on a le loisir de les occuper en mode de culture nourricière, ce qui est aussi assez rare aujourd’hui, car la confiscation des terres agricoles c’est un vrai sujet. Il y a la proximité avec une gare SNCF TGV qui fait que les artistes et les personnes peuvent venir de grandes métropoles, c’est aussi le cas. On a accueilli beaucoup de gens des milieux urbains qui viennent se ressourcer et puis régénérer aussi leur pratique artistique, en rencontrant un terrain écologique puisqu’on pense le lieu comme ça, comme un terrain de recherche de travail ouvert partagé aux autres. L’ampleur du lieu fait l’invitation autant les grands arbres que les grands bâtiments. Il y a de l’espace donc on peut gérer des pratiques, autonomes, discrètes, solitaires ou des gros projets collectifs, dedans ou dehors. Il y a quelque chose qui circule bien et qui nous va bien.

_Sur le noyau de démarrage ça doit faire une quinzaine d’années que l’on se côtoie avec Marina dans nos pratiques artistiques et que l’on s’intéresse aux mêmes choses. Avec mon frère architecte ça fait plus de 30 ans que je m’intéresse à l’architecture et à son travail, et lui inversement il s’intéresse à ce que je développe en tant qu’artiste, c’est la réunion de nos intérêts mutuels. Jean-François Rolez, également, avec qui je travaille depuis une vingtaine d’années dans différents collectifs et associations, Apo 33, ECOS art et écologie urbaine à Nantes, On Time, sur toutes les thématiques qui sont développées ici, c’est 20 ans de pratique et de collaborations artistiques. On pourrait dire que le lieu se nourrit de toutes ces expériences d’une vingtaine d’années. C’est la continuité d’un processus de recherche d’une vingtaine d’années.

_Une convergence d’intérêts avec des questions esthétiques et politiques qui nous tiennent à cœur, j’ai effectivement monté aussi une structure associative On Time qui m’a fait travailler une quinzaine d’années sur la question de la résidence d’artistes mais des résidences hors les murs, de déplacer les artistes sur des terrains aux problématiques intéressantes en dehors des whites cubes ou des espaces réservés à l’art et à sa réception. Juste avant Kerminy, on a mené un projet de recherche sur un site de maraîchage en zone périurbaine de Nantes où on a pu explorer nos nouvelles pratiques artistiques entre autre l’art somatique sur un site de maraîchage avec du public, des participants mais aussi des maraîchers, des paysagistes, des urbanistes, des personnes qui venaient, chercher les légumes etc. Et puis des rencontres avec les questions d’écoute qui sont le cœur de notre travail à tous les deux, donc toi Dominique avec le son mais aussi plus largement la philosophie de l’écoute.

Peut-on parler d’utopie ?

_On parle ici d’utopie concrète, ça a été aussi repris par un chercheur musicologue qui a édité un ouvrage récemment en partie sur Kerminy où il déplie très bien cette notion d’utopie concrète.
Comment avec notre positionnement d’artistes, toujours un peu à l’avant-garde des questions sociétales, comment on peut se permettre d’être poète, d’être innovant, d’impliquer dans un jeu esthétique un maillage de questions qui nous semblent brûlantes, urgentes au nom de l’art. Ici comme c’est l’ADN du projet de tout faire en art, y compris la recherche en art ça devient concret puisque le lieu est fait pour ça. Donc c’est ça qui est assez passionnant et c’est ça qui peut faire rêver, enthousiasmer, travailler le lieu comme un terrain expérimental au long cours, comme une université permanente d’écologie des arts on peut trouver plein de noms à ce lieu-là. Mais utopie concrète ça répondrait pas mal à ta question sans doute.

_Mais on est aussi au service du lieu qui est tellement vaste. Il offre tellement de possibilités. Il y a des prairies, de la forêt, c’est un lieu d’histoire, il y a une chapelle, c’est vraiment un terrain de jeu infini. On a tellement de choses à expérimenter, c’est assez vertigineux, on y expérimente l’autonomie alimentaire avec le volet agricole, la dimension culturelle de l’alimentation. Ensuite, il y a tout le côté architectural où il va falloir inventer des usages avec toutes les contraintes d’un lieu desservie par un chemin de terre, on ne pas développer les même projets qu’en ville, ce n’est pas les mêmes publics, ce n’est pas le même ancrage au niveau du territoire. Nous sommes embarqué et toujours en action, c’est un challenge de faire les bons choix au quotidien, on a toujours des choix à faire, que ce soit au niveau des plantations, des aléas climatiques etc. Donc c’est un terrain d’apprentissage au fil, un vaste chantier école, on aime faire le parallèle avec le Black Mountain College aux États-Unis dans les années 1930, c’était une école où les étudiants prenaient en charge la construction de leur école, leur alimentation, ils travaillent dans les champs par exemple le matin, produisaient du lait avec des vaches etc. Ça faisait partie de leurs cursus de formation, d’être paysan le matin et céramiste ou artiste peintre l’après-midi. C’est cette utopie là qu’on a envie de réactiver. A l’ère écologique, comment on peut contribuer au questionnement de la société, aujourd’hui, grâce à l’apport des créatifs et des artistes.