L’arbre et la centrale

Le film sans fin

Meryem Koufi : chant et kuitra
Marion Ravel : voix
Romain Hebert : oud et son
Ti Yann Février et l’Interzone
Ollivier Moreels et Jean-Louis Vincendeau : Le film sans fin

« Mais il se cabre, l’arbre »
Pau Celan

 

 

L’arbre électrique des voyageurs aériens, dans la syncope attisée, attentive, le jeune musicien se repose tel le dormeur du val.

La centrale électrique dans les bris de vent dort peut-être ou trompe son monde, pourquoi venir là si près des fantômes et de menaçants pylônes ?

L’arbre mort est fermement debout, quant à Romain, il chemine dans le courant électrique de ses mains. Il rêve de sortir des sons cristallins avec ce qu’il faut de mélancolie adossée et attendant un soutien au bord le plus achevé de sa formulation.

On ne voit pas de glaïeuls sous ses pieds. Ses bras sont couverts de tatouages pour ne pas trop souffrir des battements de son cœur en déambulation hasardeuse et qui s’étonne.

Détaché d’une ronde de nuit, entre ombre et lumière crue, il installe son territoire et développe ses gammes en affleurant les cordes de son oud, une rêverie est en cours.

Pourquoi s’est-il revêtu d’une djellaba bleue ? Par pur lyrisme, ou bien alors il s’agit d’une nouvelle passion pour un certain orient dans son cœur ?

La main de nuit est main amie que l’on voudrait saisir ; pour lui des histoires s’enchevêtrent, une rencontre qui n’a pas eu lieu, le souvenir du « Tigre d’or » de Prague en bruyante solitude, quelques blessures recalées pour finir par de beaux moments de grâce.

 

La poesía se cumple, regalo, descubierto por gracia »}}
(La poésie est rencontre, don, découverte par la grâce)
Maria Zambrano : « Filosophia y poesia

Dans ce magnifique petit théâtre privé construit avec passion par Ti Yann et son père, Meryem Koufi prend place avec sa kuitra : l’image évoque un tableau d’Holbein.

La musique arabo-andalouse, impétuosité vécue au sein des turbulences décousues. Atteindre le plus léger, asseoir l’air sur des chemins de roseaux en pointillés, asseoir le souffle pour tenir le seuil.

Le chant arabo andalou réplique à la douleur et la creuse dans le moment immédiat, dans une langue rythmée et rimée.

La musique arabo-andalouse est l’héritière de la tradition musicale arabe transmise au IXe siècle de Bagdad (alors capitale des Abbassides) à Cordoue et Grenade grâce notamment à Abou El Hassan Ali Ben Nafiq ou Ziriab, musicien brillant qui en créa à l’époque les bases, en composant des milliers de chants et en instituant le cycle des noubat, composées de formes poétiques tels le muwashshah ou le zadjal.

Les œuvres véritables ne sont pas soumises au temps puisqu’elles créent leur propre temps à partir de l’événement de leur apparition. À l’origine, l’homme se trouve jeté dans un espace non pas vide mais plein parce que peuplé de forces obscures dont il se sent la proie. Les choses n’existent pas encore, ni la nature, ni le monde, mais un grouillant, un obsédant « il y a ». Cet univers de la nuit et de la terreur originaires, où tout est en quelque sorte imbriqué, où l’espace et le temps n’existent pas encore, María Zambrano l’appelle « le sacré ».

“C’est que les rapports premiers, originaires, de l’homme et du divin ne sont pas du domaine de la raison mais du délire. Et la raison canalisera le délire en amour : c’est ainsi que commence la longue relation entre l’homme le divin ».

Altière, les yeux de quartz d’un éclat plus noir que le noir, la voix de haute tenue, Meryem dans son urgence calme, incisive, cramponne de solides points d’appui dans la tourmente en ouvrant de nouveaux chemins bordés d’énigmes.

Saccades toutes de vigueur et de sensations fibrées, le lyrisme est tendu vers l’autre, aussi bien que tendu par l’autre en appel du sacré, écorchures du monde et du cœur à l’espace instable en déroute, en envol ou en chute.

 


Meryem Koufi : Chant et Kouitra (instrument traditionnel algérien, exclusivement utilisé dans le répertoire de musique classique algérienne, dite arabo-andalouse). Traduction : http://patrimoineculturelalgerien.com/​

يا غاية المقصود يَـا غَـــايَةَ المَقْــصُودْ ـ يَـا شَمْـسِي وَيَـا بَـدْرِي آشْ ذُوكَ الشَّــمَايَمْ سُـودْ ـ زَانُوا خَدَّكَ العَكْرِي (الجَمْرِي) آشْ ذُوكَ الشَّامَاتْ عِنْدَكْ * جَمِيعْ مَنْ يَـرَاكْ تَسْـبِيهْ سُـبْحَانَ الَّذِي خَـلْقَكْ * وَأَعْطَاكْ الجَـمَالْ وَالتِّـيهْ نَـتْمَـنَّي إِذَا نَلْـقَـاكْ * خُـدَيْدَكْ نُقَــبِّلْ فِـيهْ اَعْـطِفْ يَـا مَلِـيحْ وَجُـدْ ـ وَاطْـفِي النَّـارَ مِـنْ صَدْرِي آشْ ذُوكَ الشَّــمَايَمْ سُـودْ ـ زَانُوا خَدَّكَ العَكْرِي (الجَمْرِي)

Dessein ultime de mes désirs. Dessein ultime de mes désirs, O astre du jour et de la nuit ! Ah ! Ces grains d’une noire vénusté Sur le brasier ardent de tes joues ! Parure naturelle tienne Qui fascine l’œil que tu conquiers. Gloire à Dieu qui t’a créée, T’accordant grâce et digne fierté ! Souhaiterai-je tant ta rencontre pour poser Sur ta main quelque galant baiser ? Sois clémente, belle amie, et assez douce Pour apaiser le feu orageux qui me mine ! Ah ! Ces grains d’une noire vénusté Sur le brasier ardent de tes joues !

طويَّري مسرار طويَّري طُـوَيَّـرِي مَسْرَارْ * مَا يَحْتَمِـلْ
قَهْـرًا صُفَـيْـفَـرُ المِنْقَارْ * وَشْفِـيفَـتُه حَمْرَا يُهَـيِّجُ الأَضْمَـارْ * مَخْلُوقٌ مِنْ فَجْـرَة رَفْـرَفْ وَطَــارْ ـ وَاخْــلَى الدِّيَـارْ سَـاعَـــةً وَدَارْ ـ وَنْـزَلْ عَلَى يَـدِيْ مَـا دَامَـتِ الدُّنْيَا ـ لِحَـدَّ مِـنْ بَعْدِي

Petit oiseau mien, beau Frêle et délicat, Bec jaune Et pourtour écarlate. Né d’une source jaillissante, Il excite les joies intérieures. D’un coup d’aile, il s’envola Abandonnant la cage, Tournoya une heure Et vint se poser sur ma main. Personne ne demeure Éternel en ce monde.