MHS 105 au 109

Film en cours

Co-écrit avec Stanislas Deveau

Pièce en trois axes

et six personnages
les objets (tombés par terre)
les mots (jetés en l’air)
l’instant (de l’expulsion)
les poules (c’est leur nom)
un poulet (comique)
des presque-là (cosmiques)

  • prologue :
    Quelques mots de l’édile :
    « Dans la suite de la décision de justice du printemps dernier, le squat installé rue de Neyman a été évacué
    grâce à l’action de la Ville de Saint-Nazaire. »
    Et de ses acolytes (en coulisse) :
    « À l’abri de la rue, un "village de haute tolérance" consacre l’urgence de livrer le plus rapidement possible un coût politique. Le maire de la ville ajoute le fruit insupportable humainement. Chacun voit bien qu’il reste animé par la suite du printemps installé rue de Neyman. Maisons squattées, murées, remplacées par des animaux. »
    (l’intégralité de ces propos municipaux est consultable quelque part mais inutile d’y perdre vos énergies précieuses)
  • repères chronologiques :
    les batailles (printemps 2021- automne 2022) : occupation des Maisons d’Hébergement Solidaire aux 107 et 109 bd Jean de Neyman, Saint-Nazaire. Environ 150 personnes ont vécu dans ces maisons
    20/21 mars 2022 : effacement diligenté par la municipalité de la fresque réalisée par Vince Vinci sur la façade de la maison 109
    1er avril 2022 : carnaval dans l’Île-du-Pé
    la dernière bataille (automne 2022) : expulsion des MHS avec un important dispositif policier
    avant (depuis 2018) : le Projet Neuf et les Jardins Des Mesures occupent (bail précaire) le 105 bd Jean de Neyman. « Base arrière » de leurs activités
  • axe 1 : le silence après la bataille
    après les batailles, la place est silencieuse
    (on sent le silence dans les airs et la terre immobile, et les objets endormis : le temps s’est arrêté)
    Avant c’était déjà ça, maintenant c’est pareil. Les poules sont là
    (on se souvient d’une vague blague de flic, mais pas longtemps car),
    elles sont les seules désormais à habiter les lieux, vigies du monde d’avant, elles explorent la terre immobile et caquettent, elles gardent avec une grande désinvolture le manque qui s’efface
    (dans le silence)

après la dernière bataille, un temps a été arrêté, son mouvement n’a pas basculé comme d’habitude, il est resté suspendu à un instant et en ce moment on est dans son décor : balançoire solitaire, bancs accueillants, jouets orphelins, tables sans agapes, linge sur le fil, trou qui voulait être piscine, CD muets, punching-ball à terre, cannettes bues et les mots perdus au sol, cousus à ceux agrafés au mur « MERCI DE NE PAS TOUCHER AUX PLANTES », « ZONE HABITANTE », « ATELIER », « RIP FULL1 & JIBEONE », « BOOM BOOM », « PAS DE PLASTIQUE DANS LE BARBECUE », « FAITES ATTENTION AUX GRILLES SANS PORC SANS VIANDE »
La façade a été murée, on ne passe plus !
On retape les mots abîmés : « OUVRONS LES MAISONS VIDES »
Les maisons sont sous alarmes.
On passe par derrière, no pasaran…

Comme si l’instant n’avait pas tout à fait fini d’expirer, il suffoque encore et aspire les poules dans son inertie (le flic ricane, les poules ne caquettent plus)
Avant c’était le silence, maintenant le vide.
Ou presque.
Ça s’attend.
Qui est là ?
… presque là ?
au sol désolés les objets figés : la roue tourne à vide, les renouées repoussent et le sumac aussi
« C’est comme quand on est arrivé il y a 2 ans »

  • axe 2 : la porte !
    Comme si l’instant n’avait pas eu son saoul de brutalité (le bruit qu’il faut faire pour être visible), le visage de la « madone des squatts » a été effacé une nuit (les manœuvres obscures qu’ils entreprennent pour qu’on oublie).
    Un temps rendus perplexes par le balancement étrange entre une expulsion ostentatoire et une censure en catimini, entre le bruit et l’effacement, entre le m’as-tu-vu ? et le cache-cache…, les mots demandent :
    « qui prendra la plume face au récit officiel ? »

Au sol désolés les objets figés aussi se questionnent. Ça les anime dans des histoires qu’on se raconte, ils mettent les souvenirs en mouvement, des histoires qui s’amoncellent, des murmures face au clairon, ça résiste, insiste et s’enracine.
L’histoire continue derrière les maisons murées, contre un pouvoir qui remplace, dicte quels corps en quels espaces. Le bâillon de peinture blanche amplifie les voix qu’il a recouvertes : oui oui, on entend encore Christine Brisset exiger l’application de l’ordonnance de réquisition, accompagnée des soupirs de la façade : « OUVRONS LES MAISONS VIDES », « UN TOIT c’est UN DROIT », « LES MAISONS VOUS REGARDENT », « PAS D’EXPULSION SANS RELOGEMENT », « MAISONS D’HÉBERGEMENT SOLIDAIRE », « RÉQUISITION DES MAISONS VIDES DE LA COLLECTIVITÉ », « LIEU DE VIE DE 130 PERSONNES (HOMMES, FEMMES, ENFANTS & ANIMAUX) ABANDONNÉES ET LAISSÉES À LA RUE PAR LES POUVOIRS PUBLICS (115, MAIRIE, ÉTAT…) , »

Du sol désolé les objets figés ont entendu les rouleaux de peinture blanche. Les mots jetés en l’air les ont déracinés de terre. Ils s’insurgent : sortent de l’ornière où ils ont été abandonnés et rejoignent la peau de la maison dans la clarté du jour (c’est le pouce levé d’une passante qui leur confirme un peu plus leur légitimité à être là), ils redorent la façade muette et, si ça ne suffisait pas à montrer au grand jour l’innocuité de la geste municipale, ils rappellent au mégaphone quelques mots rouges et roses déjà entendus : « UN TOIT EST UN DROIT ! », « RÉQUISITION », « PAS D’EXPULSION SANS RELOGEMENT », « BAIL PRÉCAIRE – MHS ♡ », « MAISONS VIDES = MORT⋅ES DANS LA RUE »
Les mots, toujours en l’air, rajoutent : « On est là… »
On est là…
On est làààà !
Même si le pouvoir veut pas, nous on est là »

  • axe 3 : les airs entêtants
    Les mots complotent des airs entêtants, tandis qu’une cacophonie martèle ses mondes de demain :
    « les pelleteuses sauvages exécutent leur plus belle choré
    au rythme endiablé des concasseurs de gravats d’hôpital
    sous les yeux affolés des grues haut perchées
    et le son pétaradant des bulldozers bancals »
    Ici, le sol tremble de tous ses sols retournés à côté, le langage est compliqué, une bouillie de gravats qui tentent de se former un costume phraséologique aux mesures de quelques édiles doucereux, d’urbanistes verts, d’architectes esthètes ou de promoteurs de la mixité sociale. Ce verbiage sonore semble tout recouvrir, tout annuler, silence compris. Peut-être que c’est ça l’intention, mais… quand même, ça ne passe pas inaperçu. Et ça dérange. Ça dérange tous les jours, de 8h à 17h. Ça dérange si fort que tout le monde ne vit plus que la nuit ici. Ça dérange si fort que, au bout d’un moment, il fallait bien s’y attendre !, ça arrive aux oreilles des presque-là ! Ça les dérange tellement, que ça les décolle de leurs sommeils, les arrache de sous le sol, les envoie dans les airs, rature leurs presque. Un grand retournement, un soulèvement :
    « Nous, les presque-là, on a le temps ! Le temps lointain d’après la fin du monde qui est déjà là dans nos attentes. »
    Alors, on s’assied et on fume une clope en écoutant un CD de village people. On prépare les ripostes.
    Un autre son passe, traverse le garage et se répercute en échos discriminés, chacun ayant comme choisi sa couleur pour recomposer l’appel à la danse macabre. Les objets se mélangent en masques et entonnent des chants approchés, jour et nuit confondus
    Car ça rôde
    et empreinte
    l’attente : qui aura raison des airs entêtants ?
    le caquètement des poules, les fruits aux arbres, les chiens qui aboient et les enfants qui jouent, les ronces qui refont des protections éphémères et les incessantes réincarnations d’Andrée et Charles, les bulbes partout dessous, l’eau qui remplit la cuve, la piscine qui est encore vide, la forêt de tomates sur le compost, les poules qui sont encore mortes.

Stanislas Deveau