Les moutons bleus

Le film sans fin

Avec Carmen Resano et Gilles Menard (performance) sur un texte de Jean-Louis Vincendeau "Les moutons bleus", musique et image Ollivier Moreels.
Tourné à Bain Public-Espace de création arts de la scène, Saint-Nazaire - Vallée d’Ossau Pyrénées et Saint-Nazaire - Enregistrement voix au Studio OHM.

De jeunes gens et de jeunes moutons vaquent sous l’emprise d’un moment et d’un parcours, parcours que l’on dit initiatique histoire de ne pas bien tenir la mort en respect. Cheminements intérieurs dans des lieux étranges mais réels et pas vraiment choisis au hasard. Une énigme débouche sur un mystère, un jeu de masque débouche sur une autre énigme : vont-ils s’en sortir ?

Bien évidemment, une jeune lectrice nous le dit, on croise un croquemort, une tour et un cimetière, des chemins secs, des talus et des landes avec ou sans sorcières. Murmures suggestions, âpres territoires, ils cherchent des passages. Quelque chose s’est arrêtée dans le parcours, une autre doit continuer dans le récit, qui est dupé, qui est crypté ? Détresse et soubresauts d’une l’âme collective circulant dans la brume, dans la grisaille. Descriptions brèves et citations tronquées, disparitions buissonnières, les moutons, les ados quelque peu étourdis ne sont pas si seuls, l’eau et la musique dansent ensemble du côté de la vie. Les corps, les visages se devinent, s’échangent peut-être ? Héros provisoires qui se regardent vivre en attachante spontanéité.

Les moutons bleus de la tour Marcello

Dire l’accident des feuillets retrouvés aux sources, l’occasion de déchiffrer l’exact endroit des fougères.

Les moutons bleus sont tous des garçons, pendant qu’ils vont brouter ailleurs pour la cohésion, les filles font autre chose, le gourou bien aimé les a destiné à jouer aux naïades dans la rivière, et, seul sur son rocher il leur apprend les mystères de la vie.

Certains sont venus suite à une grave épidémie. Ils voient sur le sol se dessiner l’ombre portée des oiseaux. Pas facile de marcher ainsi, les jeunes gens avaient obtenu l’autorisation de porter des genouillères et même des gants, mais certains n’en avaient pas, les pauvres !

Dans nos rêves il y a toujours de murs - verts, bleus ou rouges - mais ils finissent par s’interrompre brutalement, comme si les architectes de ces lieux n’achevaient jamais leurs phrases et préféraient nous adresser quelque clin d’œil malicieux.

En fait de murs verts, bleus ou rouges, ils rencontrent plutôt des murets à demi effondrés. Le gourou fut mystérieusement initié en Sicile, il a toujours dans sa poche son savon parfumé au citron ainsi qu’une pomme de terre « talisman ». On n’en saura pas davantage.

Les nuits sont fraîches, on parle de loups, les matins brumeux pour s’entrouvrir dans le trouble de cette curieuse aventure. Les coqs alentour se chargent de réveiller les rêveurs retardataires.

Somnambules égarés dans les profondeurs animales le long de l’épaule, scarifiée au canif d’un soir profond.

La maison du pendu ou la maison de la dernière lanterne,
Le sort des traîtres : filles de légende sont tombées sans couteau.
Devant l’étang du diable vert : on les brûlera plus tard.
Pas de trésor trouvé au bout du chemin noir.

Ils entendent des bruits venant du sous sol comme les grondements de rivières souterraines ou autres bruits sourds non identifiés. En marchant ainsi ils font de l’archéologie de l’infra mince. Les plus zélés font semblant de brouter, d’autres se relèvent parfois selon leur degré de soumission.

Les moutons passent au pied d’une vigne rabougrie, sur le lopin, ou plutôt sous ce lopin, ils découvrent une caverne. Cette dernière fort utile pour le vigneron, l’heureux propriétaire pour entreposer ses outils et sa sulfateuse d’époque, on sait aussi qu’il y fait parfois des séances d’ombres chinoises.

Dans nos rêves nous longeons des murailles de plâtre, sans épaisseur, trop basses pour nous empêcher de les franchir d’un saut, mais suffisamment rectilignes, cependant, pour nous guider. Pour nous rassurer, nous laissons courir une main sur la surface chaulée et poudreuse de ces murets et, lorsque celle-ci se dérobe sous nos doigts, nous accélérons le pas, soudain désorientés par ce gigantesque labyrinthe en expansion qui se refuse à nous emprisonner.

Un peu plus loin nos moutons traversent un petit village désert au centre duquel une ancienne taverne dont l’enseigne n’existe plus mais de toutes façons il n’y a qu’un seul débit de boissons à l’entour et pas question de s’arrêter. Le minuscule bureau de tabac en a tenté plus d’un. Personne n’est étonné de les voir passer pour la bonne raison qu’il n’y a personne.

Frères hors du temps, les moutons sont seulement de passage, leur destination est ailleurs, et ils n’en savent rien, sauf Cure-dent, celui qui a trouvé une dent de requin.

Le traitre enfin, invisible, casseur de pierres, à l’heure des réponses,
Déchiquetage par le front, cette nuance ne dépasse pas les mots,
Sous le pont perdu d’un escalier secret, pieds secs et mots nus.

Plus tard ils croisent une charrette pleine de pierres, le charretier est sombre sous le ciel d’étain, concentré sur sa tâche il porte sur la tête une couronne de carton doré. Un de nos moutons mange un champignon hallucinogène : il devient tout vert pour le reste de la journée, un camaïeu de verts allant du vert lichen au vert bronze avec les yeux rouges pour souligner le tout.

Au royaume des trois rivières Héraclès était sorti chercher le journal, comme chaque jour un voyage vers l’inconnu.

Chaque mouton bleu mène ainsi à sa façon une double vie, voire une triple vie, en pleine clandestinité, à la façon de somnambules, ici c’est une sorte d’instinct primaire qui les anime. L’un d’eux trouve un coquetier sur lequel on peut lire le prénom Daisy.

Dans leurs rêves leurs yeux, comme ceux de véritables proies, se remplissent de ténèbres. Les branches mortes des arbres s’allongent jusqu’à eux et, dans le ciel rouge, ils croient apercevoir une nuée de sorcières s’élevant sur l’horizon : ils entendent déjà, distinctement, les piaillements de reproche que profèrent ces harpies pour bouleverser le calme.

Le sourire des anges, la nuit, serait une récompense pour celui qui accomplit son acte de présence dans le paysage. Remplir un espace de froid et de pluie et partager dans son corps l’âpreté de la terre. Ils contournent le puits de l’ermite puis les vestiges d’un mur en lambeaux et d’une tranchée en partie comblée.

Déchiffrements du cœur de la langue trempée de tics, de cailloux et de crochets, une longue et chagrine géométrie du dévoilement se révèle en pirouettes digressives et espiègles, semblant de rien.

Ici le ciel s’étrangle, pierres des naufrageurs le long des gouttières,
cuivre et zinc, en de profonds soulèvements.
Sous l’écorce noire, ce qui est perdu.

Un de nos moutons s’est perdu ou échappé en suivant de fausses pistes, un torrent à sec, au terme du chemin principal. Cependant on ne remarque peu d’inquiétude dans le reste du groupe. Par la suite il paraitrait qu’il ait retrouvé les autres sans gloire, le plus discrètement possible.

Une autre fois la main resta debout pour tendre le vent.
Du bec sous les doigts.
Aucune empreinte frelatée sur le radeau noir.

Ils croisent un corbillard suivi par un chien seul dans le brouillard, au milieu des ajoncs et des bruyères sèches. Ce corbillard se dirige en cahotant vers deux cyprès un peu plus haut, en passant les moutons distinguent un mur de clôture en partie effondré et peut-être la silhouette sombre du fossoyeur. De gros corbeaux furieux croassent pour couronner le tout. L’un deux se glisse dans le cimetière. En pensant à Thomas Mann, onze étoiles, circulant autour des tombes dispersées, et, dispersé lui-même il réfléchit.

Très vite, les visions des uns finissent par bâtir les certitudes des autres : il suffit que l’un d’entre eux entame une description bizarre ou relate un événement étrange pour, qu’aussitôt, dix autres moutons murmurent leur assentiment et ruminent quelques mots incompréhensibles qui laisseraient à penser que les écailles leur sont tombées des yeux, à eux aussi – et dans les mêmes circonstances -, et qu’ils savent à quoi s’en tenir.

Des coquilles Saint-Jacques pour écuelles et des réserves de rations de gruau d’avoine, de raisins secs et de figues pour leur frugale alimentation. Apparemment ils n’échangent peu de mots entre eux sauf pour l’essentiel. Boule d’or est le plus bavard de tous, il raconte à ses voisins qu’il a rêvé de porter sur son dos un éléphant blanc et que ce n’était pas si lourd.

Ils longent un ravin, le ravin aux détritus de l’autre côté duquel trône un fier cheval, le cheval marqué du numéro sept. Puis ils dépassent une usine de cigarettes abandonnée près du Mont Bloom. Leur mission secrète : surveiller pendant six jours une tour isolée où il se passe des choses : à l’origine de la mission une aventure nocturne rocambolesque où un homme vit une panthère noire sortir de la cheminée.

Entre deux riens, une fourchette trouvée dans le ciel creux,
Le traitre invisible se prépare et projette quelques manigances.

Le plus cultivé de nos moutons bleus se nomme Dakin comme le petit frère de Tennessee Williams, âme gracile et intelligence des haies, il trouve pour sa part un timbre égyptien.

A force d’observer le sol l’un d’eux découvre une veine de kaolin : il en fait part à son meilleur ami et tous deux se mettent à gratter la glaise blanche avec les ongles en triant les petits cailloux et autres impuretés. Ils malaxent et pétrissent cette terre (qui donna la porcelaine la plus fine), ils tentent de lui donner des formes fantastiques.

Des légendes, plus anciennes, prêtent au basilic, créature fabuleuse, le pouvoir de tuer ses victimes par la seule puissance de son regard. Il fixe ses proies sans ciller et, aussitôt après les avoir engourdies de son souffle délétère, les projette dans l’épouvante du royaume des morts.

Le dernier soir de leur veille éclate un feu d’artifice derrière la tour Marcello, Miracle, l’un des moutons s’approche furtivement, il y avait là un lettré de la Chine, disciple de Confucius, qui voyageait pour son instruction.

Pas de nouvelles de la panthère noire sortie de la cheminée ni d’un humide souterrain de la nuit. Il ne se passa rien de plus pendant les six jours et pour leur départ les couleurs du lever sont le blanc du ciel et l’or du soleil. Le troupeau pris le chemin du retour en passant par un jardin d’arrière monde qu’ils n’avaient pas vus à l’aller, un mystère de plus dans ce périple.

Les différentes trouvailles rapportées de ce curieux périple sont exposées au sol dans la salle commune : incontestablement les regards convergent vers une cale de bois très dur, elle est évaluée à plus de deux mille ans car elle aurait servi au pied de la croix du Christ à la maintenir verticale.

La lenteur, l’attente, l’ignorance de ce qui se joue là, quelle recherche de vérité, quel noyau de sens exposé par cette multitude de petits tableaux rencontrés, recomposés ? De gravité ? Quel centre, spirituel ou pas ? L’un deux arborait un T-shirt à l’effigie d’une magnifique panthère noire. Une jeune fille le remarque, tout un chacun se doit maintenant de tirer les leçons de l’expérience passée.